Un article de l'EXPRESS decembre 2007
Posté par gabriel le 25/12/2007 00:23
LEXPRESS.fr du 19/12/2007
La grande histoire des juifs
Le «peuple- monde»
propos recueillis par Christian Makarian
Des Hébreux à l'Etat d'Israël, il y a plus qu'une trajectoire exceptionnelle: un destin. L'historien Elie Barnavi explore ce lien indéfectible et si singulier qui, de l'Antiquité à aujourd'hui, rattache les juifs au divin et à une terre.
Les Hébreux, les juifs, Israël, trois mots qui désignent un seul et même peuple, dont le destin, unique, couvre quatre mille ans d'histoire. Comment expliquer une telle continuité?
Notre dossier complet
Des Hébreux à l'Etat d'Israël
Notre chronologie
Les juifs séfaradeset les juifs ashkénazes
Les juifs de France
Entretien avec Imre Kertesz
Israël: 60 ans de solitude
Marek Halter: "Il faut détacher Israël de la Shoah"
Les douze tribus d'Israël aujourd'hui
La grande histoire des juifs
Le «peuple- monde»
propos recueillis par Christian Makarian
Des Hébreux à l'Etat d'Israël, il y a plus qu'une trajectoire exceptionnelle: un destin. L'historien Elie Barnavi explore ce lien indéfectible et si singulier qui, de l'Antiquité à aujourd'hui, rattache les juifs au divin et à une terre.
Les Hébreux, les juifs, Israël, trois mots qui désignent un seul et même peuple, dont le destin, unique, couvre quatre mille ans d'histoire. Comment expliquer une telle continuité?
e sont trois séquences d'une continuité idéelle qui n'est pas nécessairement historique. Il y a eu des coupures, des conversions, des pertes, mais la fiction féconde qui veut que nous descendions tous des Hébreux anciens et que nous soyons tous issus de Palestine est avant tout une vérité idéologique et spirituelle. Le secret réside dans la singularité de la croyance de ce groupe humain. Il faut partir d'une phrase de la Bible, tirée de la bénédiction de Balaam: «Am levadad ishkon», c'est-à-dire «Un peuple qui demeure seul». Cela signifie que ce peuple se reconnaît dans un rapport singulier au divin et que, de ce fait, il se retranche volontairement des autres et se trouve retranché par les autres. Ce n'est pas seulement un peuple qui a été ostracisé par les autres, c'est aussi un peuple qui s'est ostracisé lui-même.
«Un peuple, un livre, une terre. Cette triade nous suit depuis quatre mille ans»
En quoi ce rapport à Dieu façonne-t-il la relation aux autres hommes?
Les Hébreux se sont donné un Dieu plus puissant que tous les autres, invisible, immatériel, impossible à représenter, transcendantal, qui supplante toutes les formes de divinité et les renvoie à leur inexistence. On passe ainsi de l'hénothéisme, la croyance en un dieu supérieur, au monothéisme, la foi en un Dieu unique. Or ce Dieu a des caractéristiques exceptionnelles parmi les nombreuses religions du Moyen-Orient. Il se définit comme le Dieu de tout le genre humain; il s'identifie au Bien; il a une essence morale, à la différence des dieux païens qui sont dotés de passions humaines; il entretient une relation privilégiée avec les Hébreux dans le cadre de ce que l'on appelle l' «élection». Ce peuple a beau vivre exactement comme tous ceux qui l'environnent, toute son histoire est colorée par le sentiment très fort d'être élu, par la conviction d'être particulier.
L'autre grand thème reste celui de la Terre promise. Est-ce que la notion de déplacement dans l'espace est également constitutive de l'identité hébraïque?
Dans l'Antiquité, tous les peuples se déplacent, sauf les Egyptiens, civilisation plus ancienne. Ce qui est singulier, c'est d'avoir transformé aussi ce déplacement en partie intégrante du récit des origines, en un élément constitutif du destin. Le point d'ancrage que constitue la Terre promise est très fort. Il est souvent fantasmé dans la mesure où l'on circule également en fonction de contingences purement humaines: la famine, la guerre, les aléas climatiques produisent des migrations fréquentes. Mais on garde en mémoire la promesse de cette terre, et cela représente un deuxième élément de continuité. Un élément formidable, puisqu'on le retrouve jusqu'à nos jours. Il n'y aurait pas eu d'Etat d'Israël sans cette mémoire-là; conservée, fantasmée, codifiée, faite loi, mais qui a permis un jour l'avènement d'un pays séculier et laïque. De sorte que la triade originelle se compose ainsi: un peuple, un livre et une terre. Cette triade nous suit depuis quatre mille ans et ne nous a pas lâchés.
Après la terre, la ville. Pourquoi cette fixation sur Jérusalem?
C'est une décision stratégique du roi David, dans les années 1000 avant notre ère, fondée sur le fait que la tribu principale, celle de Judée, pouvait par sa position géographique centrale rallier autour d'elle toutes les autres tribus. La sacralité du lieu procède d'abord d'un raisonnement politique, mais il est certain qu'en plaçant l'arche de l'Alliance en ce lieu on achevait l'édifice. Du coup, il y a une sorte d'aspiration de l'être national collectif vers cette cité. En cercles concentriques, Jérusalem focalise, mais aussi diffuse, le sentiment national et religieux. On a d'abord un centre transcendantal qui a la particularité d'être mobile, l'arche d'Alliance, puis un lieu fixe, Jérusalem. Cela permet de refaire le chemin entier à l'envers en investissant le tout d'un destin collectif unique.
D'où la nécessité de porter rétroactivement l'ensemble par écrit, ce que l'on appelle la Bible...
La Bible est écrite plus tard, par morceaux, livre par livre, processus qui s'étale sur des siècles. On transforme les récits qui circulent, on les codifie, on définit un canon. En soi, c'est un phénomène assez classique - songez aux chants homériques - mais il revêt une dimension sacrale grâce à l'accompagnement constant de Dieu au fil de tous les épisodes.
Au fond, Israël est un des seuls Etats de la région qui n'ait jamais rêvé d'être un empire...
Je pense que c'est lié au caractère sacral du destin national. Israël ne peut pas s'étendre à l'infini. Il ne pourra le faire, atteindre les limites du genre humain, que lorsque le temps sera venu, c'est-à-dire lorsque le Messie adviendra. En attendant, il faut garder sa spécificité. Cette conception est parfaitement contradictoire avec l'idée d'empire. Un empire est inclusif; le judaïsme est exclusif. C'est pourquoi la Terre promise est un espace délimité. Il est vrai qu'au temps des Hasmonéens le territoire s'est étendu, des conversions forcées on eu lieu: si Hérode, le roi contemporain de Jésus, était juif, c'est parce que ses ancêtres avaient été convertis de force. Mais cela concernait toujours le même espace, il ne s'agissait pas d'aller conquérir des terres lointaines. La vocation du peuple juif est de devenir le peuple-monde dans une dimension eschatologique, pas dans une vision politique.
Nous n'avons jamais prétendu que nous étions modestes... Nous l'avons payé très cher.
D'une certaine manière, c'est un concept encore plus ambitieux que celui d'empire...
Comment se fait-il alors que, très tôt, ce peuple émigre et essaime sur tout le pourtour méditerranéen?
Cela s'explique par une initiative héroïque prise au moment du siège de Jérusalem, en 70 après Jésus-Christ, au terme duquel le Temple est rasé. Il a fallu prendre une décision lourde de conséquences pour l'avenir. Est-ce que le judaïsme se résumait au Temple, ce qui supposait sa disparition dès lors que le Temple était détruit? Ou bien, est-ce que l'on pouvait imaginer un Temple portatif, itinérant, qui permettait de pérenniser la foi? Ce n'était pas évident, puisque le Temple était conçu dès l'origine comme la demeure de Dieu. La décision est prise par les sages. Yohanan ben Zakaï, le plus important d'entre eux, s'enfuit de Jérusalem enfermé dans un cercueil; il aurait demandé à l'empereur romain Vespasien l'autorisation de se rendre à Yavné, dans le centre du pays, et d'y fonder une synagogue. Ce sera une réduction du Temple et il suffira de dix mâles juifs pour que le judaïsme se perpétue. A partir de ce moment-là, il y a une coupure physique, mais non spirituelle, entre le peuple et la terre. On peut être juif ailleurs: c'est une décision révolutionnaire. Et la religion vient à l'appui de cette «translation»: il faudra attendre que le Messie revienne pour retourner chez nous. Les événements politiques ultérieurs donnent raison à cette modification. En 135, avec la révolte de Bar Kochba contre Hadrien, Jérusalem est rasée, rebaptisée Aelia Capitolina, les juifs sont interdits dans la cité: c'est la fin d'une présence juive significative dans toute la région. L'écroulement du centre oblige les juifs à imaginer un autre moyen de poursuivre leur existence. Pour la première fois de leur histoire, la périphérie devient plus importante que le centre. Cette dialectique du centre et de la périphérie ne cessera de poursuivre les juifs pendant deux mille ans. La deuxième révolution se fera avec la création de l'Etat d'Israël, en 1948, et produira un renversement de perspective: le centre redeviendra alors plus important que la périphérie.
Le modèle juif n'est-il pas l'inverse des modèles hellénique ou romain, qui se sont caractérisés par la fusion des cultures?
Oui, c'est vrai. Partout où les peuples ont été conquis par les Grecs ou les Romains, ils ont absorbé la culture du vainqueur. Le cas le plus frappant est celui de la Gaule et de la culture gallo-romaine. C'est la loi commune. Le modèle juif est l'inverse - même si de nombreux juifs ont été attirés par la culture hellénique ou romaine (on trouve même des juifs qui se font refaire le prépuce pour combattre nus dans l'arène, à l'imitation de leurs occupants). Les Romains ne comprenaient pas cette résistance, car le polythéisme est inclusif. Ils étaient prêts à incorporer Yahvé à leur panthéon, pourquoi les Juifs refusaient-ils d'accepter Jupiter, ou César, dans le leur? L'incompréhension était telle que les Romains nommaient cela superstitio, expression qu'ils ont également appliquée aux chrétiens, car ils trouvaient cet exclusivisme barbare. Il y avait là deux manières complètement différentes de concevoir le lien au divin, mais aussi le sens de l'humain. Du coup, les Romains ont fécondé l'ensemble du monde méditerranéen, mais ils ont disparu. Nous, nous sommes toujours là.
Comment expliquer que les juifs aient été nombreux à Rome, avant même la destruction du Temple?
Ils y étaient présents comme tous les autres peuples soumis par les Romains. Mais la différence, encore une fois, c'est qu'ils y maintenaient leur spécificité, pour des raisons religieuses, et présentaient de ce fait une visibilité plus grande que d'autres. Ils auraient pu, peut-être, devenir la religion majoritaire de l'Empire romain, sauf qu'ils n'en ont jamais eu la volonté. Pas plus qu'ils n'ont eu la volonté de procéder à des compromis essentiels; ce que les chrétiens, eux, ont consenti. Pour dépasser la loi juive, il fallait en effet un autre dessein, celui qu'ont montré les juifs Pierre et Paul, surtout ce dernier, en sachant passer ces compromis avec les Gentils (les païens). Ils ont ainsi apporté le judaïsme aux Gentils: c'est ce que l'on appelle le christianisme. La transformation d'une loi réservée à un petit groupe en une loi universelle a produit une autre révolution. Il suffisait de supprimer la circoncision, ce qui n'était pas en soi insurmontable, mais surtout d'abolir la kashrout, c'est-à-dire l'ensemble des lois alimentaires mentionnées dans la Torah, or cela était impensable pour l'écrasante majorité des juifs.
Pour vous, le christianisme est-il un judaïsme universalisé?
Bien sûr, c'est l'évidence même. D'où l'opposition entre christianisme et judaïsme: il faut bien tuer le père, sans vouloir faire de psychanalyse sauvage. Chez les Pères de l'Eglise, il existe une forte hostilité envers les juifs parce qu'ils n'ont pas accepté cette mutation d'une religion tribale à une religion universelle. S'il n'y avait pas eu de filiation directe, il n'y aurait pas eu autant d'aigreur. L'antijudaïsme d'Eglise est une donnée incontournable; il ne pouvait pas en aller autrement. Car l'Eglise, loin de renier l'héritage juif, s'en déclare la seule vraie dépositaire et se proclame verus Israël. Il est clair que l'Eglise n'aurait pu ni vivre ni croître si elle ne s'était pas d'emblée opposée au judaïsme. Cet antijudaïsme n'est pas racial, et ne peut pas l'être, puisque les textes chrétiens ne cessent de vouloir établir une ligne droite entre les prophètes d'Israël et le Christ. Ce faisant, l'Eglise considère que ceux qui n'acceptent pas ce dépassement sont rebelles à leur propre message. C'est pourquoi il y a un Nouveau Testament, qui n'abolit pas l'Ancien mais qui se réclame de son accomplissement.
Néanmoins, la présence des juifs est indissociable de l'histoire européenne...
Ils sont très nombreux en Europe, car la civilisation chrétienne présente des caractéristiques économiques paradoxales. Etrangers dans leur propre pays, les juifs n'ont pas le droit de posséder de la terre, d'avoir des employés chrétiens. Pour assurer leur subsistance, ils se spécialisent très vite dans l'artisanat, le commerce, en particulier celui de l'argent, qui, en principe, est interdit aux chrétiens. La croissance économique de l'Europe fait de plus en plus appel au crédit, ce qui ouvre aux juifs un nouveau domaine d'activité nécessaire au développement de la production et des échanges. Du reste, là où une classe marchande chrétienne a pu suffisamment se développer, comme en Italie, les juifs sont beaucoup moins nombreux. En revanche, ils sont massivement présents en Pologne, où ils finiront par constituer à eux seuls toute la classe moyenne, entre une aristocratie et une paysannerie catholiques très éloignées l'une de l'autre. D'où l'extraordinaire hostilité qu'ils susciteront dans ce pays.
Faut-il lier indissociablement l'antijudaïsme et l'antisémitisme?
Personnellement, je distingue assez nettement les deux. L'antijudaïsme chrétien traditionnel est au départ un affrontement uniquement religieux, puisque le racisme est contradictoire avec le sens même du message chrétien, qui tend à l'universalité. Certes, il prend, au fil du temps, une coloration sociale et économique; à partir des xiie et xiiie siècles, par exemple, l'aspect racial apparaît, notamment dans l'iconographie. Cela reste toutefois marginal. En Espagne, au moment de l'adoption des lois de pureté du sang (limpieza de sangre), au xve siècle, surgit pour la première fois une aggravation. Ces lois interdisent aux juifs convertis à la religion chrétienne, ainsi qu'à leurs descendants directs, l'accès aux hautes fonctions étatiques ou ecclésiales. Mais, là encore, le fait que le mouvement ne déborde pas de l'Espagne limite les dégâts. En réalité, c'est avec la sécularisation de l'Occident que tout se précipite. L'antijudaïsme chrétien se transforme en un autre phénomène, qui prend une existence autonome. Une mutation s'opère. Pour forcer le trait, je dirai que, au Moyen Age, les juifs ont le nez de tout le monde et sont habillés différemment; à l'époque moderne, ils sont habillés comme tout le monde mais ont un nez différent. Or on peut changer d'habit, mais pas de nez. Plus l'Europe se sécularise, plus l'antijudaïsme traditionnel cède la place à l'antisémitisme racial. Du reste, le terme d'antisémitisme date de 1879, sous la plume du journaliste allemand Wilhelm Marr. En tant qu'historien, j'observe que l'antisémitisme est le plus dangereux là où la part de l'antijudaïsme chrétien est la plus faible et où la composante raciale est la plus forte. Et la composante raciale est la plus forte là où il n'y a plus du tout d'élément chrétien, là où il n'y a plus qu'un paganisme, comme ce fut cas du nazisme.
Pourquoi l'Allemagne a-t-elle atteint ce paroxysme alors que l'antisémitisme existait partout ailleurs?
L'antisémitisme intellectuel est plutôt français, tandis que l'antisémitisme viscéral est plutôt allemand. Cela tient aux conditions de développement de l'Etat allemand. L'Allemagne est une nation inaboutie, malheureuse, une nation qui a longtemps attendu d'être une entité unifiée. Elle n'a pas connu d'enveloppe étatique susceptible d'embrasser tout un peuple dans ses multiples composantes. Face aux antisémites français, les juifs restaient quoi qu'il en soit des citoyens français; tandis qu'en Allemagne, en l'absence d'Etat unitaire, les juifs n'étaient pas allemands au sens collectif du terme. Pour remplacer ce tissu conjonctif, les Allemands ont mis en avant la Kultur. Or la Kultur, ce n'est pas la civilisation, ce sont les origines, Hermann, Siegfried, le sang, la terre. Et tous ceux qui n'en relèvent pas ne font pas partie de ce corps-là. Ils deviennent des corps étrangers, qui constituent la cible idéale contre laquelle s'unir. C'est pourquoi il a existé en Allemagne plus facilement qu'ailleurs, ce que Saul Friedländer appelle l' «antisémitisme rédempteur», qui est un antisémitisme éradicateur.
«Israël s'inscrit à la fois dans une longue continuité et dans une rupture complète»
Comment s'est forgé le sionisme?
Je m'en tiendrai à deux idées. Premièrement, de la même manière que l'antijudaïsme s'est sécularisé en antisémitisme, l'aspiration à Sion s'est sécularisée en sionisme. Il y eu une translation du Messie au peuple; au lieu de retourner vers la Terre promise à l'avènement du Messie, comme le dit la Torah, les juifs ont commencé à penser: «Nous y retournerons quand nous le déciderons.» Deuxièmement, sans l'antisémitisme, le sionisme serait quand même né, en raison du puissant mouvement des réveils nationaux au xixe siècle, mais sa réussite, elle, aurait été hasardeuse. Il n'aurait eu presque aucune chance de réussir. On le voit dans les statistiques, dès l'aube du xxe siècle. Il existe un courant continu d'immigration vers la Palestine, mais à chaque vague de pogroms il gonfle sensiblement, jusqu'à devenir irrésistible pendant la Shoah. De façon paradoxale, je pense que, sans la Shoah, il n'y aurait pas eu d'Etat d'Israël. Seule la disparition d'un tiers du peuple juif a convaincu les juifs qu'il fallait donner naissance à un Etat juif; et a également convaincu les autres nations de cette nécessité.
Certains disent aujourd'hui que rattacher la création d'Israël à la Shoah affaiblit ce pays, dans la mesure où le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes devrait suffire en soi à rendre Israël légitime. Qu'en pensez-vous?
Je ne suis pas du tout de cet avis. Dans la déclaration d'indépendance, il n'est pas question de la Shoah; on évoque seulement le droit naturel du peuple juif et la résolution des Nations unies. Jusqu'au procès Eichmann, au tout début des années 1960, Israël n'évoquait presque jamais la Shoah. Mais, historiquement, humainement, la Shoah est la justification ultime de l'existence nationale juive. Non seulement cela n'enlève rien à la légitimité d'Israël, mais cela l'assoit définitivement, et il n'existe pas de justification humaine plus élevée.
Comment Israël s'inscrit-il aujourd'hui dans le destin du peuple juif?
L'Etat d'Israël se vit comme une très vieille aventure. Dans la déclaration d'indépendance, il est question de l'héritage des prophètes d'Israël. Israël se veut comme la continuité d'une histoire plurimillénaire. En même temps, il représente une nouvelle mutation, puisqu'il a été créé par la volonté des hommes, non celle de Dieu, et que la loi y est faite par les représentants du peuple, non par la Torah. C'est donc une création ambiguë, un peu curieuse: Israël se revendique à la fois d'un long passé, de l'appartenance à un peuple théophore et d'une Constitution moderne, propre aux Etats-nations classiques. Il n'y a donc aucun moyen de faire une séparation nette entre ce qui est religieux et ce qui ne l'est pas. On peut être chrétien et français, chrétien et allemand, mais on ne peut être que juif et juif: c'est très compliqué. Notre religion est ethnique, tribale, nationale: il est plus difficile de distinguer ce qui dépend du domaine de la foi et ce qui relève du champ de l'Etat. C'est pourquoi la création d'Israël s'inscrit à la fois dans une très longue continuité et une rupture complète. Les Pères fondateurs l'avaient bien compris. Ben Gourion disait: «L'Etat d'Israël est l'interprétation moderne du judaïsme.» A l'opposé, les juifs orthodoxes ont rejeté cette définition en considérant qu'il n'y avait pas de retour possible vers la Terre promise sans la venue du Messie: l'exil était la volonté de Dieu, la refondation d'Israël devait l'être aussi.
Quelles perspectives voyez-vous pour Israël?
J'ai une impression politiquement confuse mais existentiellement très claire. En tant qu'historien, je suis relativiste par profession. Nous traversons une éclipse; ce n'est pas un bon moment pour Israël. Mais l'être israélien est indestructible, pour autant qu'une collectivité humaine puisse l'être. En ce qui concerne la diaspora, pour la première fois de l'Histoire, la quasi-totalité du peuple juif vit dans des régimes libéraux et démocratiques où il a le choix de rester ou de partir. Il y aura encore des temps difficiles, mais je ne vois aucun scénario dans lequel l'Etat d'Israël pourrait disparaître.
Elie Barnavi Né à Bucarest en 1946, Elie Barnavi a suivi des études d'histoire et de sciences politiques à Tel-Aviv et à la Sorbonne. Professeur d'histoire de l'Occident moderne à l'université de Tel-Aviv, il a également été ambassadeur d'Israël à Paris, de 2000 à 2002. Il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont une Histoire universelle des juifs (Hachette Littératures) et, récemment, Les Religions meurtrières (Flammarion). Il est actuellement directeur scientifique du musée de l'Europe, à Bruxelles.
LEXPRESS.fr du 19/12/2007
De Canaan à l'Etat juif
Notre chronologie
Entre 2000 et 1850 avant Jésus-Christ
Abraham, né à Our (Mésopotamie), émigre à Harran (nord de la Syrie). Selon la Bible, il y reçoit l'appel de Dieu: «Quitte ton pays, ta parenté, et la maison de ton père, pour le pays que je t'indiquerai» (Genèse, 12, 1). Il quitte Harran pour Canaan (Palestine). Avec son fils Isaac et son petit-fils Jacob, Abraham, premier des trois patriarches, ouvre l'histoire des juifs par la période des patriarches. Selon la tradition, les 12 fils de Jacob, nés de ses deux femmes et de leurs servantes, donnent naissance aux 12 tribus d'Israël. Dieu donne à Jacob et à sa descendance le nom d'Israël.
Vers 1850 av. J.-C.
Conquête de Canaan, la Terre promise.
Vers 1700 av. J.-C.
La famille de Jacob s'installe en Egypte. Ensuite, oppression et esclavage des Hébreux en Egypte.
Vers 1250 av. J.-C.
Moïse. Sortie d'Egypte (Exode). Traversée du désert. Alliance au Sinaï. Les Dix Commandements.
Vers 1220 av. J.-C.
Josué conquiert la Terre promise. Conflits fréquents avec les Cananéens dans l'intérieur et les Philistins sur la côte. Prise de Jéricho.
1210 av. J.-C.
Première mention archéologique d'Israël - sur une stèle égyptienne.
Vers 1190-1050 av. J.-C.
Période dite «des Juges». Sous la conduite de ces derniers et des prophètes, l'apprentissage de la solidarité se fait entre les tribus. Poursuite de l'installation à Canaan.
Vers 1030 av. J.-C.
Sous la pression du danger philistin, le prophète Samuel, dernier des Juges, introduit la royauté en Israël. Saül devient le premier roi des Hébreux.
Vers 1010 av. J.-C.
David, écuyer de Saül, tue le géant philistin Goliath. A la mort de Saül, il mène victorieusement le combat contre ses ennemis. Il conquiert Jérusalem.
Vers 970 av. J.-C.
Règne de Salomon et construction du premier Temple.
Vers 930 av. J.-C.
Division entre Israël (nord du pays) et Juda (sud); formation de deux royaumes.
Vers 885 av. J.-C.
Omri, roi d'Israël, fonde Samarie, sa capitale.
Vers 721 av. J.-C.
Prise de Samarie par Sargon II d'Assyrie. Fin du royaume du Nord (Israël). Les Samaritains, représentant 10 des 12 tribus, sont emmenés en exil. Les deux livres des Rois accuseront ensuite la population de Samarie d'être composée de colons venus de Babylonie et de Syrie et d'être passée à un syncrétisme païen.
622 av. J.-C.
Apparition du Deutéronome («deuxième Loi»), qui forme un second code de lois et contient les trois derniers discours de Moïse, notamment le «Chema Israël» (Ecoute Israël), profession de foi fondamentale du judaïsme.
605 av. J.-C.
Le Babylonien Nabuchodonosor écrase les Egyptiens à Karkemish. Jérémie prophétise l'Exil.
597 av. J.-C.
Première prise de Jérusalem et première déportation des Hébreux à Babylone.
587 av. J.-C.
Seconde prise de Jérusalem et destruction du Temple.
587-538 av. J.-C.
Deuxième déportation du peuple hébreu à Babylone. Prophète Ezéchiel.
539 av. J.-C.
Cyrus II, roi des Mèdes et des Perses, s'empare de Babylone. Par un édit, il libère les déportés. Premiers retours des «juifs».
515 av. J.-C.
Inauguration du second Temple, à Jérusalem.
Entre 500 et 400 av. J.-C.
Rédaction finale de la Torah ou Pentateuque (les cinq premiers livres de la Bible).
333 av. J.-C.
Alexandre le Grand met fin à l'empire perse et arrive en Palestine. Prosélytisme juif dans le monde méditerranéen.
250 av. J.-C.
Début de la traduction grecque de la Bible dite «des Septante». Hellénisation de la Palestine.
200-142 av. J.-C.
La Judée (ancien royaume de Juda) est soumise aux Séleucides de Syrie (dynastie hellénistique dominant la partie orientale de l'empire d'Alexandre).
167 av. J.-C.
Persécution de la Judée par le Séleucide Antiochos Epiphane.
167 av. J.-C.
Soulèvement des Maccabées (fondateurs de la dynastie juive des Asmonéens) contre l'hellénisation forcée. Les Asmonéens obtiennent la reconnaissance de l'indépendance juive en 142 avant Jésus-Christ.
Affirmation des tendances spirituelles: sadducéens (parti des grands prêtres et des conservateurs, attachés à la lettre de la Torah et refusant la tradition orale, ennemis des pharisiens), esséniens (manuscrits de Qumran), pharisiens (enseignements de la Loi orale, à l'origine du judaïsme actuel), philosophie hellénistique, messianisme apocalyptique (qui donnera naissance au christianisme).
63 av. J.-C.
Conquête romaine de la Judée. Pompée entre à Jérusalem.
37 av. J.-C.
Règne d'Hérode le Grand. Procurateurs romains en Palestine.
20 av. J.-C.
Début de la rénovation massive du second Temple et du mont du Temple par Hérode. Il n'en reste aujourd'hui que le mur occidental (kotel hamaaravi en hébreu), improprement nommé mur des Lamentations.
Vers 6 av. J.-C.
Naissance de Jésus.
8 après Jésus-Christ
Naissance de Paul, à Tarse.
30, 7 avril (14 Nisan)
Mort de Jésus.
66-70
Grande révolte juive contre Rome.
67
Exécution de Paul, à Rome.
70
Siège et destruction du second Temple de Jérusalem par Titus.
73
Les Romains prennent la forteresse de Massada et découvrent que toute la population juive a péri. Le suicide collectif est aujourd'hui remis en question par les historiens, qui considèrent que les résistants, fanatisés, se sont vraisemblablement entre-tués.
132-135
Dernier soulèvement juif contre Rome, conduit par Simon Bar-Kokhba.
135
Prise de Jérusalem par Hadrien, rebaptisée Colonia Ælia Capitolina. La ville est interdite aux juifs.
Fin du IIe siècle
Publication de la Mishna, projet des pharisiens, qui est la compilation écrite des lois orales juives et la base de la littérature rabbinique. La Mishna contient un corpus de décisions légales constituant la base du Talmud.
Fin du IVe siècle
Clôture du Talmud de Jérusalem. Le Talmud est l'enseignement rabbinique de la Loi orale mise par écrit. Il comprend la Mishna et la Gemara (commentaires de la Mishna).
499
Achèvement du Talmud de Babylone.
537
Edits de Justinien: perte de l'égalité civile et de la liberté religieuse.
Du VIIe au XIe siècle
Le rayonnement des académies babyloniennes s'étend à l'ensemble du monde juif.
1185
Moïse Maimonide achève en Egypte son code de la Loi juive.
Du Xe au XIIe siècle
«Age d'or» espagnol, interrompu par l'invasion et les persécutions almohades.
XIe - XIIe siècles
Apogée de l'école talmudique du nord de la France avec Rachi et ses successeurs. Première croisade, suivie de persécutions antijuives dans la vallée du Rhin.
1215
Le IVe concile du Latran décide le port d'un insigne distinctif par les juifs.
1242
Le Talmud brûlé en place publique à Paris.
1290
Expulsion des juifs d'Angleterre.
1394
Expulsion des juifs de France.
XIIIe - XIVe siècles
Problèmes spirituels de la persécution: repensée messianique de la vocation d'Israël. Courant piétiste en Allemagne du Sud, débuts de la Kabbale en Provence et Languedoc, puis en Espagne. Grandes expulsions de juifs en Europe.
1492
Chute de Grenade, dernier bastion musulman en Espagne. Expulsion des juifs d'Espagne.
1516
Premier quartier juif, créé à Venise - le «ghetto» - entouré de murs et de portes.
XVIe siècle
Installation massive en Pologne et en Russie: cristallisation de l'étude du Talmud. La Palestine devient ottomane.
1648
Les traités de Westphalie rattachent les juifs d'Alsace à la France. Massacre des juifs de Pologne par les Cosaques.
1657
Retour des juifs en Angleterre sous Cromwell.
XVIIIe siècle
Les Lumières. Réformes de Frédéric II (Prusse), Joseph II (Autriche) et Louis XVI, favorables aux juifs. Naissance à Berlin des Lumières juives (Haskala): ouverture aux valeurs séculières. Renaissance rationaliste en Hollande, Italie, Allemagne.
1791
Emancipation des juifs de France par décret de l'Assemblée nationale. Même phénomène en Hollande (1796).
1807-1809
Convocation du Grand Sanhédrin par Napoléon. Organisation des consistoires en France.
1840
Les juifs sont accusés de meurtres rituels à Damas. Emotion des juifs occidentaux. Naissance de la solidarité juive moderne.
Entre 1848 et 1870
Emancipation des juifs en Europe occidentale et centrale. Création de l'Alliance israélite universelle à Paris (1860).
1870
Décret Crémieux: les juifs d'Algérie deviennent citoyens français.
A partir de 1880
Développement de l'antisémitisme en Europe. Début des pogroms systématiques en Russie.
1882
Première vague d'immigration juive pionnière en Palestine.
1894-1906
Affaire Dreyfus.
1896
Publication de L'Etat juif, de Theodor Herzl.
1897
Premier congrès sioniste à Bâle. Création, à Vilna (aujourd'hui Vilnius, Lituanie), du Bund, mouvement socialiste juif.
1917
Déclaration Balfour: le gouvernement britannique se déclare favorable à la création d'un foyer national juif en Palestine.
1919-1939
Vagues d'immigration juives en France, en provenance d'Europe de l'Est.
1922
Mandat britannique sur la Palestine.
1933
Avènement de Hitler.
1935
Lois raciales de Nuremberg.
1936
Emeutes arabes en Palestine.
1938 (9-10 novembre)
Nuit de cristal.
1939-1945
6 millions de juifs sont exterminés dans toute l'Europe. Les camps de concentration d'Auschwitz, de Majdanek, de Bergen-Belsen leur étaient spécialement destinés. Début 1942 sont mis en fonction des camps d'extermination, centres de mise à mort immédiate: Auschwitz-Birkenau, Majdanek, Treblinka, Sobibor, Belzec, Chelmno, tous situés en Pologne.
En France, après la promulgation d'un statut des juifs par Vichy (3 octobre 1940), un quart des juifs disparaîtront.
1945-1946
Procès de Nuremberg. Les criminels de guerre nazis sont jugés par un tribunal militaire allié. Raphael Lemkin, juriste américain, d'origine juive polonaise, invente le terme de «génocide» (1946).
1947
Plan de partage de la Palestine par l'Assemblée générale de l'ONU. Guerre d'indépendance d'Israël.
1948 (14 mai)
Proclamation de l'indépendance d'Israël.
1967
Guerre des Six-Jours. Occupation de la Cisjordanie, du Sinaï, du Golan, de la bande de Gaza par Israël. Résolution 242 de l'ONU qui prévoit «le retrait des forces armées israéliennes des territoires occupés pendant le récent conflit». La question palestinienne prend un nouveau tournant.
1973
Guerre du Kippour.
1978 (17 septembre)
Accords de Camp David, signés par Anouar el-Sadate et Menahem Begin sous la médiation de Jimmy Carter.
1979
Traité de paix entre Israël et l'Egypte.
1982
Première guerre israélienne du Liban.
1987
Première Intifada.
1993
Accords d'Oslo entre Itzhak Rabin et Yasser Arafat. Reconnaissance mutuelle entre Israël et l'OLP.
1994
Traité de paix entre Israël et la Jordanie.
1995 (4 novembre)
Assassinat d'Itzhak Rabin.
2000
Début de la seconde Intifada.
2005
Evacuation de Gaza par Israël.
2006
Seconde guerre du Liban.
tre séfarade ou pas
Esther Benbassa*
Universitaire, spécialiste de l'histoire du judaïsme, Esther Benbassa souligne la spécificité des juifs d'origine ibérique. Et en témoigne.
e film La vérité si je mens! a fait entrer le séfarade de plain-pied dans le paysage français. Hâbleur au grand cœur, débrouillard, frimeur, bon fils: ainsi est ébauché son portrait, hâtif mais sympathique. Sa version féminine a été immortalisée par la comédie Comme t'y es belle!, de Lisa Azuelos. Ces films campent en même temps ces juifs venus d'ailleurs, parfaitement intégrés à la France, pour la plupart naturalisés français depuis 1870 par la grâce du décret Crémieux, mais qui n'ont pas abdiqué leurs origines méditerranéennes, et encore moins leur judéité.
La judéité espagnole: un âge d'or Qui est «séfarade»? Le mot, en hébreu, désigne l'Espagne. Les juifs s'y trouvaient déjà à l'époque romaine, avant même que la destruction de la Judée par Titus et l'échec de la révolte juive en Palestine, en 135, n'y amènent leur lot d'exilés. Pour autant, tous les séfarades sont-ils d'origine espagnole?
La longue présence juive dans la péninsule Ibérique est souvent qualifiée d' «âge d'or», tant la production intellectuelle, notamment philosophique ou artistique, de cette époque devait marquer le monde juif dans son ensemble. Dès le xive siècle, les pogroms qui éclatent en Espagne provoquent des conversions forcées ou volontaires, donnant naissance aux marranes, ces nouveaux chrétiens professant secrètement le judaïsme. 1492 sonne le glas de la judaïcité espagnole. Ceux qui partent le font pour ne pas apostasier et se dirigent massivement vers l'Empire ottoman, gardant la mémoire d'une coexistence plutôt favorable sous l'islam en terre ibérique. Plus tard, ce sont les convertis aspirant à retourner à la religion de leurs ancêtres qui quittent la Péninsule pour le nord de l'Europe et la France du Sud-Ouest.
Pour ceux qui s'installent en Afrique du Nord, les choses suivront un autre cours. Ces juifs d'origine ibérique, fiers d'une culture valorisée, ne se mêlent pas, d'abord, aux communautés implantées là depuis la nuit des temps. Mais, leur faible nombre aidant, la plupart finissent par perdre leur spécificité hispano-portugaise. Comment savoir, plus tard, qui est ou n'est pas d'origine ibérique? Les patronymes peuvent servir de repères. Reste que la langue espagnole du Moyen Age ne se pratique plus que dans une infime partie du Maroc, où elle porte le nom de haketiya, et que c'est surtout dans l'Empire ottoman que les juifs ibériques continuent à parler, à chanter, à manger espagnol. Décimés pendant la Seconde Guerre mondiale, et le reste dispersé ensuite en Israël, ils ne sont plus que l'ombre d'un passé glorieux. Séfarade est donc celui dont l'origine remonte à la péninsule Ibérique. Mais aujourd'hui on tend, un peu abusivement, à appeler ainsi tous ceux qui ne sont pas ashkénazes.
Le judaïsme français est, de nos jours, majoritairement «séfarade», avec une population principalement venue du Maghreb et d'Egypte. Cette immigration (environ 250 000 personnes) commence dès les années 1950, avec la décolonisation et la naissance des Etats-nations dans ces régions, et manifeste surtout la détérioration de la condition juive en terre d'islam à la suite de la fondation de l'Etat d'Israël. Perçus par les ashkénazes avec un peu de condescendance, ils changent toutefois la physionomie d'un judaïsme sorti exsangue de la guerre et y réintroduisent tradition et pratique soutenues. Leur réussite rapide en France, aussi bien économiquement que dans la vie intellectuelle et artistique, est exemplaire.
Les ashkénazes les qualifiaient de «Noirs» Quant à la juive d'origine ibérique que je suis, née en Turquie, elle se plaît à sourire lorsqu'elle pense au qualificatif de Shwartse (Noirs), par lequel les ashkénazes ont longtemps désigné les juifs maghrébins. Chez nous, toutefois, on ne faisait pas mieux. Drapées dans leur mythe d'aristocrates, nos familles voyaient d'un mauvais oeil le mariage avec un ashkénaze. Mais il y avait pis: l'union avec un séfarade du Maghreb, qui induisait un deuil familial. Ainsi va la supériorité (imaginée) des uns et des autres, y compris chez les juifs...
* Directrice d'études à l'Ecole pratique des hautes études. Vient de publier, avec Jean-Christophe Attias, Des cultures et des dieux. Repères pour une transmission du fait religieux (Fayard) et Petite Histoire du judaïsme (Librio).
LEXPRESS.fr du 19/12/2007
Les juifs de France
Les lumières de l'émancipation
Claire Chartier
La Révolution fait des juifs des citoyens à part entière. Napoléon poursuit cette œuvre. Au cours du xixe siècle émerge un franco-judaïsme qui marie les valeurs de la Bible et celles de la République.
Les juifs de France
n ce chaud mois de septembre 1791, Louis XVI, arrêté dans sa fuite à Varennes trois mois plus tôt, prête serment à la Constitution. Le 27, alors que l'Assemblée constituante achève ses travaux, une proposition d'Adrien Duport, député de la noblesse de Paris, est adoptée à une forte majorité. En quelques minutes, les juifs de France deviennent citoyens de droit. Une émancipation historique expédiée comme une simple formalité. «Pour nos aïeux, c'était plus qu'un rêve, c'était un miracle, raconte René-Samuel Sirat, ancien grand rabbin de France. En signe de reconnaissance, les juifs de l'Hexagone firent preuve par la suite d'un patriotisme exacerbé.»
Par ce vote, en effet, la nation française accomplissait ce qu'aucun Etat d'Europe n'avait accompli avant elle. D'autres pays, tels la Hollande, la Suisse, la Rhénanie, la Prusse ou les Etats germaniques, suivirent le même chemin. Certes, tout ne fut pas si simple: les champions de l'émancipation durent batailler ferme à la tribune contre les nostalgiques de l'Ancien Régime et certains députés de la gauche.
Fin des années 1780. Les 40 000 juifs présents sur le territoire n'ont guère les moyens de s'occuper de politique: ils veulent une vie meilleure. Tolérés depuis leur expulsion, en 1394, la moitié d'entre eux se sont regroupés en Alsace et en Lorraine, où les populations locales exècrent ces prêteurs sur gages attachés à leurs traditions religieuses. Les autres, installés depuis l'époque médiévale dans le Sud-Ouest et les Etats du pape - Avignon et le Comtat-Venaissin - jouissent d'un statut plus favorable. A Paris, les juifs ne sont guère plus de 500.
Une mise à l'écart peu conforme à l'idéal égalitaire des Lumières. En 1787, la Société royale des sciences et des arts de Metz lance un concours au sujet inédit: «Est-il des moyens de rendre les juifs plus utiles et plus heureux en France?» Ardent défenseur de la cause des Noirs, l'abbé Henri Grégoire décroche la palme l'année suivante avec son Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs. Nous ne sommes encore qu'au xviiie siècle: les préjugés font rage et le prêtre alsacien n'y échappe pas, dressant un portrait sinistre du peuple hébreu, paré de toutes les tares. Sa conclusion, en revanche, innove: l'abbé met les «dépravations» des juifs sur le compte des humiliations séculières qu'ils ont endurées. Le 28 janvier 1790, les juifs portugais, espagnols et avignonnais obtiennent la citoyenneté. Le plus dur est fait.
Napoléon prolongera l'œuvre émancipatrice, à sa façon, impériale. L'Aigle n'a pas oublié ce jour de janvier 1797 où, général Bonaparte, il pénétra dans la ville d'Ancône, étape de sa campagne d'Italie. Ce qu'il découvre alors le stupéfie: un ghetto bouclé la nuit, où les hommes et les femmes portent des bonnets jaunes et des brassards ornés de l'étoile de David. A sa demande, les insignes sont remplacées illico par la rosette tricolore.
Le 30 mai 1806, à Paris, Napoléon convoque par décret une assemblée de notables et de laïques juifs, chargée de répondre à 12 questions portant sur la polygamie, le mariage exogame, le patriotisme, l'autorité des rabbins... L'objectif? Evaluer la capacité d'intégration citoyenne des juifs. L'assemblée répond ce que l'Aigle veut entendre: la loi de l'Empire prime sur la loi juive. Napoléon fait ratifier la réponse par des rabbins, réunis dans un Grand Sanhédrin, le tribunal hébreu antique reformé pour l'occasion. De ces consultations émergent l'architecture cultuelle que nous connaissons aujourd'hui: un Consistoire central assorti de consistoires régionaux. Mais l'Empereur choisit aussi d'entraver la liberté commerciale des «israélites» - appellation que les juifs reprennent eux-mêmes - pendant dix ans. «Napoléon était ambigu, comme le prouvent les questions posées à l'assemblée, explique le rabbin Josy Eisenberg, auteur d'une Histoire moderne du peuple juif (Stock). Il a organisé le culte, mais les consistoires lui ont permis d'exercer un contrôle.»
En 1856, le français est introduit dans les offices religieux L'Empereur souhaitait l'assimilation. C'est l'intégration qui se produisit. En 1856, le français, les chœurs et l'orgue sont introduits durant les offices. Certains rabbins vont jusqu'à revêtir la soutane dans la synagogue. La pratique décline, renvoyée au strict cadre de l'intimité. Les familles délaissent l'hébreu, adoptent des prénoms «gaulois» - Charles pour Shalom, Maurice pour Moïse. Les israélites s'imposent dans la banque, les arts, la presse, l'édition, gravissent les échelons de la fonction publique: qui conseiller d'Etat, qui magistrat ou officier... Ils partent à l'assaut du pouvoir politique. En 1842, Adolphe Crémieux, Achille Fould et Cerf Berr sont élus dans un même élan à la Chambre des députés. Pour autant, ces juifs sécularisés ne renoncent pas à leur identité. Les mariages avec un conjoint d'une autre confession restent rares (moins de 15% dans la bourgeoisie parisienne du second Empire). Les conversions, encore plus. «Pour éviter l'assimilation, les juifs ont appliqué à partir de la deuxième moitié du xixe siècle une formidable stratégie sociale, le franco-judaïsme, explique Esther Benbassa, auteur d'une Histoire des juifs de France (Seuil). Elle consistait à faire la synthèse entre les idéaux de la République et les principes bibliques. Le message était clair: on pouvait être pleinement français sans abdiquer sa judéité.» Témoin, Adolphe Crémieux. Cet avocat venaissin - Isaac Jacob pour l'état civil - fut le premier israélite à accéder au poste de garde des Sceaux, sous la IIIe République. «La parole franche, un organe mordant», comme le décrivaient ses contemporains, il cofonda l'Alliance israélite mondiale et présida le Consistoire central. C'est à ce bonapartiste reconverti en républicain de gauche que les juifs d'Algérie doivent leur naturalisation française, en 1870.
A la fin du xixe siècle, des milliers de juifs d'Europe de l'Est gagnent à leur tour la France, bercés d'espoirs et de rêves. Pour tous ces israélites français, l'affaire Dreyfus et, surtout, Vichy firent l'effet d'une trahison.
LEXPRESS.fr du 19/12/2007
La grande histoire des juifs
«Je suis avant tout un Européen»
propos recueillis par Christian Makarian
Prix Nobel de littérature 2002, Imre Kertesz est un survivant d'exception. Il a connu la Budapest d'avant guerre, Buchenwald, Auschwitz, le Rideau de fer, les chars soviétiques en 1956, le dégel... Auteur d'un des plus beaux livres écrits sur la Shoah, Etre sans destin (Actes Sud), il publie en janvier 2008 Dossier K. (Actes Sud), une confession en forme de dialogue avec un ami. On y retrouve toute la mémoire de ce juif hongrois, une douleur profonde, mais aussi une prodigieuse prise de distance. Rencontre avec un pessimiste qui a su recouvrer la force de vivre. Une leçon.
Vous écrivez que l'Holocauste a fait de vous un juif. Ne l'étiez-vous pas auparavant?
Entretien avec Imre Kertesz
e n'ai pas reçu d'éducation juive et je n'étais pas religieux. J'ai vécu dans une ambiance où la pratique n'avait guère de place et, comme tout le monde, j'ai grandi dans un environnement plutôt chrétien. L'école où j'allais en tant qu'enfant juif m'a enseigné des principes chrétiens, qu'il s'agisse de morale ou d'éthique. J'avais conscience d'être juif, mais, dans la Hongrie de l'époque, on ne pouvait pas toujours affirmer ses origines juives, d'autant plus que la loi du numerus clausus, appliquée dans le système scolaire en vertu des lois antijuives adoptées à partir de 1938, stipulait qu'il ne devait pas y avoir plus de 6 juifs sur 100 élèves qui accèdent aux études supérieures. Globalement, la question de ma judéité m'était étrangère.
Vous avez néanmoins fait votre bar-mitsva...
A l'école, une fois par semaine, nous avions un cours de religion avec un rabbin, pour les catholiques comme pour les juifs. C'est à lui que la tâche est revenue. En échange, il a demandé à mon père de lui faire cadeau d'une oie. Il n'y en avait pas, sauf au marché noir. On en a finalement trouvé une, ce qui était plutôt coûteux, en ce temps-là.
Qu'évoque pour vous la Hongrie d'avant guerre?
Même sous la monarchie austro-hongroise, le fait d'être juif était une question délicate. Gustav Mahler, par exemple, qui venait d'être nommé directeur de l'Opéra de Vienne, avait dû se convertir, puisqu'un juif ne pouvait pas occuper ce poste. Mais, alors, c'était une question non pas de race, mais de religion. La différence est énorme, dans la mesure où, d'un côté, il s'agit d'un problème spirituel, d'une affaire de foi, tandis que, sous l'angle racial, celui qui naît juif n'a aucun moyen d'échapper à l'anéantissement. Si j'ose dire, cela fait une différence de «qualité».
Vous employez le terme «Holocauste», quoiqu'il suscite chez vous bien des réserves. Pourquoi l'avoir adopté?
J'utilise ce mot comme tout le monde le fait. A ma connaissance, «holocauste» est un adjectif - qui signifie «brûlé» en grec - plutôt qu'un substantif mais je l'utilise pour simplifier mon propos. On emploie ainsi par conformisme un terme qui permet d'oublier l' «anéantissement des juifs d'Europe», ce qui serait pourtant la meilleure expression.
Que pensez-vous du mot «Shoah», que nous utilisons davantage en France?
Je ne connais pas l'étymologie du mot, mais c'est le titre du grand film de Claude Lanzmann. C'est le meilleur film, le plus remarquable, qu'il y ait eu sur le sujet.
Mais Holocauste est aussi un film...
Oui, de Steven Spielberg. Mais ce n'est pas une évocation de l'Holocauste que j'apprécie.
Comment expliquez-vous que, pendant deux décennies, on n'ait pas trouvé de mot spécifique pour désigner l'enfer des camp?
Il existait la Lager Literatur (la «littérature concentrationnaire»). Les bourreaux, eux, parlaient de Nacht und Nebel Programm (programme Nuit et brouillard).
Vous écrivez que l'ordre du monde n'a pas changé, même après Auschwitz. Vraiment?
Oui, je le crois. La vie quotidienne de millions de gens n'a pas été changée par le «fait Auschwitz». Ils vivent comme dans les années 1930. Parce que la nature humaine est ce qu'elle est et que l'existence de la majorité des Européens n'a pas été blessée, seules les familles des victimes ayant été concernées. Il y a toujours de l'indifférence envers l'altérité, il y a du conformisme partout, et, de mon point de vue, rien de fondamental n'a été modifié. Pendant un temps, on a parlé d'Auschwitz, puis les habitudes ont repris. Est-ce que vous imaginez un instant que tout puisse s'arrêter pour que le monde entier se mette à réfléchir à Auschwitz? Dans l'histoire européenne, c'est un événement majeur; pourtant, cela occupe peu de place. Mais je comprends pourquoi. Si l'on mesurait vraiment le poids que cela représente, on ne pourrait plus continuer à vivre.
Vous dites que l'époque des grands moralistes est révolue. Quel pessimisme!
Que signifie «pessimisme»? Je connais une blague. Quelle est la différence entre un optimiste et un pessimiste? Le pessimiste est mieux informé.
Il y a pourtant eu de nouveaux espoirs après la guerre. L'ONU, la construction européenne, les droits de l'homme...
Certes, on ne peut pas dire que cela ait été insignifiant. Cela existe, et il est très important d'y réfléchir. Mais c'est la vision d'un optimiste que de penser que la culture de paix est une conséquence d'Auschwitz.
Il y a aussi eu la naissance d'Israël. Quel est votre sentiment, par rapport à cet idéal?
C'est difficile à dire en quelques mots. J'ai écrit sur ce sujet. Je ne suis pas sioniste. Je suis un juif qui ne connaît pas la culture juive, qui ne parle pas hébreu et qui vit en Europe. Je suis solidaire avec les juifs, avec Israël; je sais que mon destin est lié à eux. Mais je suis un Européen. Je crois que beaucoup de juifs, en Europe, sont non pas sionistes, mais avant tout européens. Ils vivent leur propre histoire dans une langue européenne. Je pense qu'ils disparaîtront lentement, en se mélangeant, en s'assimilant au pays où ils vivent. Ils s'effaceront en tant que diaspora. En réalité, la Diaspora n'existe plus depuis que Jérusalem est devenue la capitale d'Israël. Autrefois, on disait: «L'an prochain à Jérusalem!» Maintenant, les juifs sont établis à Jérusalem. Chacun peut s'y rendre en quatre heures d'avion. Cela modifie profondément la nature de la Diaspora que l'on a connue. Quand on n'est pas un ressortissant de l'Etat d'Israël, il est difficile de se voir désormais un avenir dans la Diaspora.
Dans Dossier K., vous évoquez le concept de Weltvertrauen, que l'on peut traduire par «confiance accordée au monde» et vous rappelez combien il est difficile de vivre sans cette confiance.
Le concept de Weltvertrauen, créé par Jean Améry, m'a beaucoup aidé, notamment pour survivre aux camps. En écrivant des livres, j'ai pu verbaliser mon Weltvertrauen et mettre des mots sur les choses qui m'oppressent et paraissent insolubles. L'écriture procure un espoir profond, mais je ne sais pas en quoi j'espère.
N'est-ce pas en soi la définition de la vie?
Vous avez raison.
Votre œuvre laisse parfois l'impression que vous doutez sans cesse. C'est faux, n'est-ce pas?
Je suis croyant, mais je n'ai pas la conviction que Dieu soit un vieux monsieur qui veille sur moi. Je ne pense pas qu'il y ait une résurrection pour moi, mais je me bats quand même pour la résurrection. Mon sentiment religieux me pousse à dire «merci pour la vie». Mais je ne sais pas à qui il faut s'adresser. Même si personne ne l'entend, il faut dire merci! La question n'est pas de savoir si Dieu existe ou non. Il faut vivre comme s'Il existait.
LEXPRESS.fr du 19/12/2007
Israël
Soixante ans de solitudes
de notre envoyé spécial Vincent Hugeux
Coincé entre son histoire et sa géographie, l'Etat juif cherche toujours la réponse à cette énigme: comment forger une identité commune à toutes ses tribus? Voyage au cœur d'une nation fragmentée.
onnaissez-vous la recette du «sandwich des limbes»? Non? Etgar Keret, si. Cet écrivain inventif et frondeur vous la livre au crépuscule, à la terrasse d'un bar de Tel-Aviv: une mince lamelle de présent glissée entre un passé écrasant, l'Holocauste, et un avenir illisible qu'obscurcissent le péril nucléaire iranien ou le spectre d'une théocratie régentée par les ayatollahs de la Torah. Telle est, aux yeux de ce quadra goguenard aiguillonné par le doute, la métaphore la plus éloquente d'Israël, à l'orée de son 60e printemps. «Pas simple d'être à la fois San Francisco et Téhéran, ironise-t-il. Nous, ici, on y parvient.»
Il serait si facile de brandir tel un talisman l'inusable formule qui élève - et réduit - l'Etat juif au rang de miracle inexplicable surgi d'une indicible barbarie. Mi-vigie, mi-fou du roi, Keret préfère explorer les dessous d'un prodige dont les piliers - l'armée, l'idéal sioniste, l'impératif démocratique, l'équité sociale, la faculté d'intégration - vacillent. C'est ainsi: notre sexagénaire court après une identité fragmentée. Quand il court encore. «Voici venu le temps de l'apathie, soupire Daniel Ben Simon, plume acérée du quotidien Haaretz. Le grand homme dort et plus rien ne bouge.» Allusion à l'ex-Premier ministre Ariel Sharon, plongé depuis près de deux ans dans un coma sans retour. «Les gens ne croient plus à la paix, déplore en écho l'historien Tom Segev. Entre léthargie et cynisme, ils savourent l'illusion de quiétude que procure le Mur - la "clôture de sécurité" censée, sur 650 kilomètres, isoler les Israéliens des Palestiniens. Gaza sombre dans la misère et le chaos? On piétine les droits de l'homme? Tout le monde s'en moque. Pis, la menace atomique nous plonge dans une merveilleuse régression: comme à la veille de la guerre des Six-Jours (1967), rien n'est de notre faute, puisque la nation survit entourée d'ennemis acharnés à la détruire.» Ainsi, la Terre trois fois sainte cède au culte de l'afrada, la séparation. Au point de chercher le salut dans le déni géopolitique. Claquemurée entre une bande de Gaza sous cloche et une Cisjordanie verrouillée, la patrie de Ben Gourion rêve d'abolir son orientalité pour s'arrimer à l'Occident. Chimère entretenue par les prouesses, sur le front de la mondialisation, de ses nouveaux pionniers, chercheurs et golden boys de la planète Web. A quoi bon d'ailleurs ranimer les promesses des accords d'Oslo (1993)? Israël affiche depuis trois ans une croissance supérieure à 5%. Bien sûr, à en croire les experts, elle frôlerait les 7 points en cas d'accalmie durable. Reste que le lien entre paix et prospérité, hier jugé indissoluble, s'est dénoué.
On croyait Tsahal invincible et fraternelle L'aisance pour tous? Certes non. Le fossé entre les nantis et les laissés-pour-compte ne cesse de s'élargir. Près de 1,7 million d'Israéliens - soit 23,5% de la population - campent sous le seuil de pauvreté. Chaque jour, shabbat excepté, la cohorte lasse et voûtée des naufragés russes ou yéménites de Kiryat Shalom, quartier déshérité du sud de Tel-Aviv, rallie vers 11 h 30 la cantine de l'Amicale des émigrants de Boukhara, où les attend un repas chaud. Soupes populaires, colis alimentaires, secours aux enfants vulnérables: figure de proue de l'humanitaire israélien, l'ONG Latet épaule 130 associations locales et tente de colmater les brèches qu'ouvre la désertion d'un exécutif saisi par le libéralisme. «L'impact d'un tel désengagement, constate Gilles Darmon, son fondateur, est d'autant plus violent que l'Etat providence passait pour l'un des dogmes fondateurs de ce pays.» Constat analogue rue de Jaffa, au cœur de Jérusalem, dans le vaste repaire aux murs couverts de graffitis nihilistes et de fresques criardes du centre d'accueil de Baït Cham (la Maison chaleureuse). Ici défilent, à la nuit tombée, des ados en rupture de ban, de la zonarde asservie par le crack à l'insoumis qu'a répudié un père ultrareligieux. On vient, le temps d'un solo de batterie, d'un cours de guitare ou d'une partie de sesh besh - le cousin du jacquet - déjouer le piège mortel de la solitude. Pas question, pour ces passagers, de chercher refuge dans le creuset de Tsahal, l' «armée du peuple» naguère vénérée, que l'on croyait invincible et fraternelle. Près de 28% des appelés juifs échappent à la conscription, pourtant obligatoire. Au palmarès des planqués, les haredim - ultrareligieux - exemptés, devancent les «inaptes», souvent munis d'un dossier médical bidon, les «criminels», au casier judiciaire dissuasif, et les expatriés. L'échec cuisant de l'offensive lancée pendant l'été 2006 contre le Hezbollah au Sud-Liban a, bien sûr, terni l'aura de Tsahal, mais plus encore celle, déjà bien pâle, d'un pouvoir civil velléitaire et indolent. Les centurions se rebiffent et la troupe grogne. De jeunes troufions, acteurs ou témoins d'exactions aussi cruelles qu'ineptes infligées aux civils palestiniens, femmes et enfants compris, brisent l'omerta. Dans une étude récente, la psychologue Nufar Yishai-Karin cite les récits de soldats dopés par l'ivresse du chaos et shootés à l'impunité. Fâcheux, pour une armée qui se prétend «la plus éthique du monde».
Une histoire trop lourde, dit-on, pour une si petite géographie... Mais de quelle histoire s'agit-il? «Son enseignement est aussi morcelé que le pays lui-même», constate Tom Segev. En la matière, toute audace suscite de fiévreuses controverses. Quand Yuli Tamir, ministre de l'Education, invite les cartographes à faire figurer la Ligne verte - frontière en vigueur de l'armistice de 1949 au conflit éclair de 1967 - un bataillon de rabbins enjoint aux directeurs d'école de boycotter les manuels impies qui «servent la cause du Hamas». Si l'administration accorde son imprimatur à un ouvrage exposant la vision palestinienne de la naissance, au forceps et au canon, de l'Etat juif, désignée sous le nom de naqba (désastre), elle la réserve aux seuls élèves arabes. Quant au livre intitulé Histoire de l'autre, rédigé par une équipe mixte - six enseignants israéliens et autant de palestiniens - et dont chaque page, scindée par un filet vertical, livre deux versions d'une même aventure, il n'a jamais conquis les cartables.
La tolérance au tableau noir Si elle a, en puisant dans les archives, dynamité la geste officielle, la caste des «nouveaux historiens» perd de son mordant. «Une bande de notables vieillissants», admet l'un d'eux. Bande pour le moins désunie: hier chroniqueur pointilleux des massacres commis par la Haganah ou l'Irgoun - les phalanges armées de l'Etat en gestation - Benny Morris approuve désormais l'expulsion méthodique des villageois palestiniens. Quitte à reprocher à David Ben Gourion de n'avoir pas en son temps «fini le travail».
Il arrive qu'une flamme, vacillante mais tenace, égaie ce paysage. Pour preuve, la Max Rayne School, unique école bilingue de Jérusalem, nichée entre le quartier juif de Pat et le village arabe de Beït Safafa. L'esprit du lieu, qui accueille 405 élèves de toutes origines, âgés de 3 à 15 ans, tient sur un calendrier. L'échéancier maison honore toutes les fêtes religieuses juives, musulmanes et chrétiennes, mais aussi les dates profanes et les jours de deuil, quelle qu'en soit la couleur. A la barre de ce navire, un tandem: Dalia Peretz l'Israélienne et Ala Khatib le Palestinien. Dans chaque classe, deux profs. Le juif instruit en hébreu, l'Arabe dans la langue du Prophète. Ici, une enseignante coiffée du hidjab fignole avec ses gamins un chandelier de Hanoukka en polystyrène. Là, cette poupée russe de 4 ans taquine en arabe un prof palestinien... Un éden perpétuel? Certes pas. On peut s'écharper sur le bilan de la Shoah ou les mérites de feu Itzhak Rabin. Les juifs ne pleurent pas la naqba, pas plus que les Arabes ne se figent quand ululent les sirènes du Jour de l'Holocauste. Mais chacun respecte la tristesse du copain d'en face. Parce qu'elle ranime un rêve moribond, l'école Max Rayne dérange. Au point qu'un député du Shas, le parti ultraorthodoxe séfarade, exige sa fermeture. La même formation, il est vrai, prône l'adoption d'une loi d'amnistie en faveur des juifs coupables d'avoir tué des Arabes...
La «montée» vers la Terre promise a du plomb dans l'aile Hanté par le cauchemar d'une érosion de son identité juive, Israël danse avec ses minorités un tango insolite: un pas en avant, deux pas an arrière (voir l'encadré ci-contre). On interdit au Palestinien de Cisjordanie d'accéder à la citoyenneté de son épouse israélienne, voire de la rejoindre. Tandis que le rabbin antisioniste new-yorkais obtient en un clin d'oeil le passeport d'un Etat qu'il juge illégitime. Issus d'une secte dissidente de l'islam, les druzes, loyaux au point de rallier en nombre la police et l'armée, renâclent. Quant aux Bédouins, très courtisés par Tsahal pour leurs talents de pisteurs, ils tolèrent mal d'être délogés par la force de leurs campements «sauvages». La légende dorée de l'aliya - la «montée» vers la Terre promise - a, elle aussi, du plomb dans l'aile. La détresse des Falachas, exfiltrés jadis d'Ethiopie au prix d'opérations commando homériques, alarme les esprits les plus lucides. Un influent lobby intégriste réclame le retour à une lecture minimaliste de la loi du retour, élargie pour l'heure aux conjoints des immigrants juifs et aux enfants dont un des deux parents peut invoquer ce statut. Conformément à la halakha (droit religieux), seuls accéderaient à la nationalité israélienne les nouveaux venus nés de mère juive. Le rabbinat préconise en outre un contrôle plus strict des conversions. A l'en croire, près de la moitié du 1,2 million de Russim - transfuges de l'ex-URSS - parvenus au royaume d'Abraham depuis 1990 se prévalent indûment de leur judéité. Si elle passe pour un modèle d'insertion réussie, cette communauté vit souvent en autarcie. Témoin le quartier Yud de la cité littorale d'Ashdod, où le cyrillique supplante l'hébreu sur les vitrines et les enseignes. Bosseurs, les «Soviétiques» traînent parfois dans leur sillage d'étranges brebis galeuses. Les huit néonazis coffrés en septembre par la police venaient de Russie ou d'Ukraine. Leur sport favori: tabasser les drogués, les homos, les SDF, les juifs orthodoxes et les vieux ou barbouiller de croix gammées les synagogues. Le gang projetait même de célébrer l'anniversaire de la naissance d'Adolf Hitler à Yad Vashem, le poignant mémorial de l'Holocauste. «Une bande de tarés, nuance un fleuriste d'Ashdod. Il y a plus grave: les fans du Betar.» Allusion aux beuglements des supporters du club de football de Jérusalem qui, conviés début novembre à se joindre à l'hommage qu'Israël rendait à Rabin, ont conspué le défunt Premier ministre, relégué au rang d' «ordure», avant d'acclamer son assassin Yigal Amir. Lequel a assisté, douze ans jour pour jour après le meurtre, à la circoncision de son fils, conçu à la faveur d'un «parloir conjugal».
Les rédempteurs sont ici légion, sonnant la charge à l'abri des rouleaux de la Torah. Pour les ultras, la ligne de front passe par Bet Shemesh, cité dont l'essor grignote sans l'engloutir un paysage escarpé et verdoyant, à mi-chemin de la pieuse Jérusalem et de Tel-Aviv la libertine. Calme trompeur: un noyau de fanatiques livre ici aux tièdes une guérilla hargneuse. Sommée, dans un autobus, de quitter la section réservée aux mâles, une «mécréante» appelle à la rescousse un soldat? L'un et l'autre seront rossés. Une patrouille de police s'aventure sur les lieux? Les quatre pneus de sa voiture n'y survivront pas. D'ailleurs, le patron du commissariat local apparaît sur un photomontage placardé çà et là en uniforme nazi. La municipalité, tenue par des religieux modérés, ose bâtir en lisière de l'enclave des boutefeux, un collège pourtant 100% kasher? «Voleurs de terres!» accuse un tag bombé sur la clôture métallique du chantier. Mieux vaut, pour les femmes, éviter de se hasarder en pantalon dans une supérette du fief. Quant au jogging, c'est pour le beau sexe le plus court chemin vers la lapidation. Aux drapeaux d'Israël, ce «régime d'apostats», qu'ils s'empressent d'arracher, les illuminés préfèrent les bannières noires ou - pure provocation antisioniste - les couleurs palestiniennes. «On surnomme leur clan le Hamas, confie un agent immobilier paré de pied en cap de tous les atours de l'orthodoxie. Des terroristes. Moi, j'ai fini par craquer.» En clair, ce réfractaire a fui le quartier. «Longtemps, confesse le jovial maire adjoint Shalom Lerner, on a refusé d'admettre l'ampleur du phénomène. Mais le vent a tourné.» En novembre, la majorité silencieuse a défilé contre les «voyous haredim». Avec la bénédiction de plusieurs rabbins.
A Mea Shearim ou Bnei Brak, bastions bigots, sévissent des «milices de la pudeur». Les ultras ont leurs téléphones portables avalisés par le rabbinat - ni SMS, ni photos, ni accès à Internet - et leurs supermarchés. Quand le sulfureux affairiste Arcadi Gaydamak, qui guigne l'hôtel de ville de Jérusalem, veut caresser les barbus dans le sens du poil, il s'offre la chaîne de magasins Tiv Taam, et promet d'escamoter des rayons boucherie la «viande blanche» - en clair, le porc - si prisée par ses frères russes. A l'orée de cette année 5768 - selon le calendrier hébraïque - les zélotes de la Torah ont vainement tenté de porter un coup fatal à la pratique du heter mechira. L'usage permet, par le biais de cessions fictives à des non-juifs, de contourner l'écueil de la jachère des terr